03/08/2014

704. Anna de Noailles. La grande guerre. 1/17























Componction

J'ai mis mon cœur avec de jeunes morts naguère,
Mais comment vous parler, soldats morts dans la guerre,
Immensité stoïque et gisante, par qui,
A votre exclusion, tout bien nous fut acquis?
- Un million de morts, et chaque mort unique:
Un mourant, sa fierté, sa foi, son dénuement,
Sa pitié de soi-même à son dernier moment,
cette acceptation secrète et nostalgique,
Et l'univers humain qui s'évade d'un corps
Comme un vol effrayé de fuyantes abeilles!
Les leçons de Virgile et celles de Corneille,
Les horizons, l'orgueil, le plaisir, les efforts,
L'espérance, tout est abattu lorsque tombe
Un de ces beaux vivants qui désigne sa tombe
Et la creuse, étendu, de la tête aux talons...
- Avons-nous vraiment dit parfois: "Le temps est long"
Quand nous étions étreints par l'attente et l'angoisse?
Mais eux, membres épars, noms légers qui s'effacent,
Histoire écrite avec le silence et l'espace,
Souterraine torpeur, le secret de chacun
A jamais enfoui dans le sol froid et brun,
Eux, dont vont se perdant la mémoire et la trace,
Eux, moins que la rosée et moins que le parfum!

- Mais non, vous n'êtes plus ni morts ni solitaires,
Buée aérienne et vigueur de la terre!
Vous ne vous dressez plus contre d'autres humains,
Bonté tragique, inerte et dissoute des mains!
Vous qui fûtes l'honneur, la douleur, le courage,
Jeunes corps à la fois épouvantés et sages,
Qui, voyant se lever vos meurtriers matins,
Êtes tranquillement entrés dans le destin,
Morts émanés des bois, des routes et des plaines,
Vous qui contre la guerre à jamais protestez
Par le divin soupir des calmes nuits d'été,
Vous enseignez la paix, vous repoussez la haine,
Vous exigez qu'on croie à la bonté humaine,
Vous portez l'avenir sur vos cœur essaimés,
Infinité des morts, qui permettez d'aimer!...

Un jour, ils étaient là...
  
O morts pour mon pays, je suis votre envieux...
Victor Hugo.

- Quel mortel n'a connu vos somptueux élans,
Passion de l'amour, unique multitude,
Danger des jours aigus et des jours indolents,
Orchestre dispersé sur les vents turbulents,
Rossignols du désir et de la servitude!

Mais pour que soient domptés ces iniques transports,
Nous irons aujourd'hui parmi les tombes vertes
Où les croix ont l'éclat des mâts blancs dans les ports;
Et nous suivrons, le cœur incliné vers les morts,
La route de l'orgueil qu'ils ont laissée ouverte.

Voix des champs de bataille, âpre religion!
Insistance des morts unis à la nature!
Ils flottent, épandus, subtile légion,
Mêlés au blé, au pain, au vin des régions,
Hors des funèbres murs et des humbles clôtures.

- Un jour, ils étaient là, vivants, graves, joyeux,
Les brumes du matin glissaient dans les branchages, 
Les chevaux hennissaient, indomptés, anxieux,
L'automne secouait son vent clair dans les cieux.
les casques de l'Iliade ombrageaient les visages!

On leur disait: "Afin qu'une minute encor
Le sol que vous couvrez soit la terre latine,
Il faut dans les ravins précipiter vos corps."
Et comme un formidable et musical accord
Ces cavaliers d'argent s'arrachaient des collines!

Ivre de quelque ardente et mystique liqueur,
Leur âme, en s'élançant, les lâchait dans l'abîme.
Ils croyaient que mourir c'était être vainqueurs,
Et les armées semblaient les battements de coeur
De quelque immense dieu palpitant et sublime.

Ils tombaient au milieu des vergers, des houblons,
Avec une fureur rugissante et jalouse;
Leurs bras sur leur pays se posaient tout du long,
Afin que, dans les bois, les plaines, les vallons,
On ne sépare plus l'époux d'avec l'épouse...

- O terre mariée au sang de vos héros!
Ceux qui vous aimaient tant sont une forteresse
Ténébreuse, cachée, où le fer et les os
Font entendre des chocs de sabre et des sanglots
Quand l'esprit inquiet vers vos sillons se baisse.

Plus encor que ceux-là, qui, vivants et joyeux,
Tiendront les épées d'or des guerres triomphales,
Ces morts gardent le sol qu'ils ramènent sur eux;
Leur pays et leur cœur s'endorment deux à deux,
Et leur rêve est entré dans la nuit nuptiale...

Le Rhin, paisible et sûr comme un large avenir
Où s'avancent les pas de la France éternelle,
verse à ces endormis un puissant élixir,
Qui, dans toute saison, les fait s'épanouir
Comme un rose matin! sur la molle Moselle!

Exaltants souvenirs! O splendeur de l'affront
Par qui chaque être ainsi qu'une foule qui prie,
Se délaisse soi-même, et, la lumière au front,
Vif comme le soleil qu'un fleuve ardent charrie,
Préfère aux voluptés, qui toujours se défont,
Le grand embrassement du mort à sa patrie !

Illustration  en-tête de page : mon grand-père, chasseur alpin en 1914