03/08/2014

694. Anna de Noailles. La grande guerre. 11/17
















Les morts pour la Patrie

Les morts pour la Patrie ont la gloire plénière.
Ce long halètement des cœurs vers la lumière,
Où le génie humain des cœurs vers la lumière,
Où le génie humain épuise son effort,
Ceux-là n'en ont pas eu besoin: ils sont bien morts:
D'un coup ils ont rejoint l'éternité des siècles;
Artisans du futur, ils ont près d'eux les aigles
Et la colombe avec l'olivier en son bec.
Ils dorment sous la vaste épitaphe des Grecs
Dont le monde à jamais s'ennoblit et s'étonne:
"Passant, regarde, et va dire à Lacédémone..."
Ces mots-là sont plus beaux qu'avoir vingt ans encor.
Nul ne mourra jamais aussi bien qu'ils sont morts.
L'ode, la symphonie et les nobles amusées
A jeter, comme un blé débordant le semeur,
Les astres qu'un héros lance aux cieux quand il meurt.
Ils ont rendu la nue épique et surhumaine;
L'espace, imprégné d'eux, perpétue et ramène
Leurs souffles, leurs regards et leurs fiers mouvements.
Ils ne sont plus des corps, ils sont des éléments.
Ils nous laissent la mort restreinte et solitaire,
L'angoisse de descendre, amoindris, sous la terre:
C'est par la solitude et son manque d'amour
Qu'il est dur de quitter la lumière du jour!
Nous, dans notre agonie anxieuse et chétive,
Nous saurons qu'il est vain que l'on meure ou qu'on vive,
Puisque, pendant des jours et des nuits, les combats
Jetaient de jeunes corps qui ne murmuraient pas.
Mais eux, foule héroïque éparse dans la brise,
Cavalcade emportée, escadrons, pelotons,
Ils ont cerclé l'azur d'une immortelle frise
Qui fait à l'univers un sublime fronton !

Les mondes périront avant qu'ils ne périssent.

Mourants, nous envierons leur turbulent destin,
Nous dirons, en songeant à leur grand sacrifice:
L'azur brillait, c'était quelquefois le matin
Quand il fallait partir au feu; le frais feuillage
Se mouvait comme l'eau drainant ses coquillages.
Il voyait s'éveiller le doux monde animal.
L'odeur de la fumée et du chaume automnal
Répandait son furtif et pénétrant bien-être;
Les volets dans le vent battaient sur les fenêtres
Le village était gai, sentant qu'il serait fier,
On respirait l'odeur de la gloire, dans l'air;
Parfois, on entendait tomber les glands des chênes
Jetés par l'écureuil; la pierreuse fontaine
De son jet mesuré, distrait et persistant,
Lavait, désaltérait ces visages contents
Qui laissaient sans regret une dernière alcôve.
Les femmes apportaient les glaïeuls et les mauves
Du verger. Les enfants se faisaient signe entre eux,
Que ces ainés partaient pour d'ineffables jeux.
On s'empressait, nouant à la hâte, aux armures,
Les fleurs, prêtes déjà pour des tombes futures.
Les soldats se mettaient en marche. Leur maintien
Semblait prendre congé du joug quotidien
Dont nulle âme ici-bas, si Dieu l'a faite altière,
N'a supporté sans pleurs le pain et la litière...
Ils partaient, ils étaient hardis, chacun voulant
Étonner son ami par un plus noble élan,
Leurs âmes, en montant, se bousculaient sans doute
Sur la céleste voie où les héros font route.
Ils riaient. En riant, ils savaient que l'on meurt
Quand on accepte avec cette royale humeur
De courir à l'assaut comme à la promenade.
Ils mettaient leurs gants blancs devant la canonnade
Et tendaient cette main de fiancé joyeux
A la vierge d'airain qui leur broyait les yeux
Jusqu'à ce que le jour sombrât sous leurs paupières...

O morts, assistez-nous à notre heure dernière!
Prenez pitié de nous, sachez combien vraiment
Nous vous avons aimés fièrement, humblement !

La jeunesse des morts

Le printemps appartient à ceux qui lui ressemblent,
Aux corps adolescents animés par l'orgueil,
A ceux dont le plaisir, le rire, le bel œil
Ignorent qu'on vieillit, qu'on regrette et qu'on tremble.
O guerrière Nature, où sont ces jeunes gens ?
Quel est ton désespoir lorsque saigne et chancelle
La jeunesse, qui seule est fière et naturelle
Et brille dans l'azur comme un lingot d'argent?
Ces enfants, bondissant, partaient, contents de plaire
Au devoir, à l'honneur, à l'immense atmosphère,
Aux grands signaux humains brûlant sur les sommets.
Ils dorment, à présent, saccagés dans la terre
Qui fera jaillir d'eux ses rêveurs mois de mai...
Songeons, le front baissé, au glacial mystère
Que la Patrie en pleurs, mais stoïque, permet.
Ils avaient vingt ans, l'âge où l'on ne meurt jamais...