03/08/2014

690. Anna de Noailles : la grande guerre. 15/17

















Celui qui meurt

Regarde longuement celui qui meurt. Voilà
Ce que la guerre atroce à tout instant consomme:
Elle puise en ce corps son effroyable éclat;
La gloire, c'est Verdun, c'est la Marne et la Somme,
Une armée, c'est un flot compact et rugissant
Où nul visage encor n'émerge et ne se nomme,
Où des milliers de cœurs ont confondu leur sang,
Mais un mourant, c'est un seul homme !

Un seul homme étendu: austère immensité !
Un seul, et tout le poids de la douleur sur lui !
Un seul supplicié sur qui tombe la nuit
Dans les champs. Seul vraiment. Pour lui s'est arrêté
Cet unanime élan de colère et d'audace
Qui l'emportait, puissant, multiplié, tenté,
Épars dans son effort, son espoir et sa race !
Il est seul, il n'est plus de ce groupe irrité
Qui harcèle âprement l'obstacle, et l'escalade!
Il est devenu seul. c'est le plus grand malade.
La mort délie en lui les cordes du héros.
Il est tout seul, avec sa chair, son sang, ses os,
Et toute sa chétive et faible exactitude.
Nul n'est semblable à lui: qui meurt n'a pas d'égaux.
Rien ne peut ressembler à cette solitude !

O corps mourant à qui plus rien n'est marié !

- L'Histoire passe avec ses canons, ses lauriers,
Son tremblement qui moud les routes et les mondes !
Mais cet enfant qui meurt ne sait. La lune est ronde
Au haut du calme ciel où tous les yeux humains
Se posent sans conflit, cependant que les mains
S'acharnent à tuer. Où sont les camarades
De cet enfant qui meurt? Mais les reconnaît-on
Ces guerriers dans la nuit, ces obstinés piétons
Qui n'ont jamais fini de servir? A tâtons
Ils continuent l'épique et sombre promenade
- Et que pourraient-ils dire à celui-là qui meurt? -
Que vous avez vaincu, cher être, on est vainqueur
Quand on est ce mourant sous les astres. naguère
Un homme seul, pareil à vous, sans se plaindre, les yeux
Semblables à vos yeux pleins d'espace. O soldats,
Dont le sang juvénile a coulé sur la terre,
Soyez bénis, chacun, comme peut l'être un dieu,
Christ de la monstrueuse et de la juste guerre! 

A mon fils

Mon enfant, tu n'avais pas l'âge de la guerre,
Tu n'eus pas à répondre à ce grand "En avant,"
Pouvais-je me douter, quand tu naissais naguère,
Que je te destinais à demeurer vivant ?

Trois ans, quatre ans de plus que toi, les enfants meurent,
Car ce sont des enfants, ces sublimes garçons,
Bondissant incendie au bout des horizons,
Tandis que ton doux être auprès de moi demeure,
Et qu'au son oppressant et délicat des heures
Ta studieuse voix récite tes leçons.
- Et voici qu'une année aisément recommence !
Mon cœur, de jour en jour, est moins habitué,
Cependant qu'absorbé par l'Histoire de France,
Tu poses sur la table, avec indifférence,
Ta main humble et sans gloire, et qui n'a pas tué...