03/08/2014

689. Anna de Noailles : la grande guerre. 16/17

















Les bords de la Marne

La Marne, lente et molle, en glissant accompagne
Un paysage ouvert, éventé, spacieux.
On voit dans l'herbe éclore, ainsi qu'un astre aux cieux,
Les villages légers et dormants de Champagne.

La Nature a repris son rêve négligent.
Attaché à la herse un blanc cheval travaille.
Les vignobles jaspés ont des teintes d'écaille
A travers quoi l'on voit rôder de vieilles gens.

Un automnal buisson porte encor quelques roses.
Une chèvre s'enlace au roncier qu'elle mord.
Les raisins sont cueillis, le coteau se repose,
Rien ne témoigne plus d'un surhumain effort
Qu'un tertre soulevé par la forme d'un corps.

- Dans ce sol, sans éclat et sans écho, s'incarnent
Les héros qui, rompus de fatigue et de faim,
Connaissant que jamais ils ne sauront la fin
De l'épique bataille à laquelle ils s'acharnent,
Ont livré hardiment les combats de la Marne.

La terre les recouvre. On ne sait pas leur nom.
Ils ont l'herbe et le vent avec lesquels ils causent.
Nous songeons.
Par delà les vallons et les monts
On entend le bruit sourd et pâmé du canon
S'écrouler dans l'éther entre deux longues pauses.
Et puis le soir descend. le fleuve au grand renom,
A jamais ignorant de son apothéose,
S'emplit de la langueur du crépuscule, et dort.

Je regarde, les yeux hébétés par le sort,
La gloire indélébile et calme qu'ont les choses
Alors que les hommes sont morts...
    














Verdun

Le silence revêt le plus grand nom du monde;
Un lendemain sans borne enveloppe Verdun.
Là, les hommes français sont venus un à un,
Pas à pas, jour par jour, seconde par seconde
Témoigner du plus fier et plus stoïque amour.

Ils se sont endormis dans la funèbre épreuve.

Verdun, leur immortelle et pantelante veuve,
Comme pour implorer leur céleste retour,
Tient levés les deux bras de ses deux hautes tours.

- Passant, ne cherche pas à donner de louanges
A la cité qui fut couverte par des anges
Jaillis de tous les points du sol français: le sang
Est si nombreux que nulle voix humaine
N'a le droit de mêler sa plainte faible et vaine
Aux effluves sans fin de ce terrestre encens.
Reconnais, dans la plaine entaillée et meurtrie,
Le pouvoir insondable et saint de la Patrie
Pour qui les plus beaux cœurs sont sous le sol, gisants.

En ces lieux l'on ne sait comment mourir se nomme,
Tant ce fut une offrande à quoi chacun consent.

A force d'engloutir, la terre s'est fait homme.

Passant, sois de récit et de geste économe,
Contemple, adore, prie, et tais ce que tu sens.