09/02/2013

640. Marcel Proust évoque Anna de Noailles


Opinions de contemporains, citées par René Gillouin à la fin de sa biographie de la Comtesse de Noailles : Marcel Proust sur "les Éblouissements"
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J'aurais aimé m'attarder aux beautés de pure technique aussi bien qu'aux autres, vous signaler au passage... tant de notations d'une justesse délicieuse :  

Dans les taillis serrés ou la pie en sifflant
Roule sous les sapins comme un fruit noir et blanc.
. . . Près des flots de la Dranse
Où la truite glacée et fluide s'élance,
Hirondelle d'argent aux ailerons mouillés. . .
 

Métaphores qui se composent et nous rendent le mensonge de notre première impression, quand nous promenant dans un bois ou suivant les bords d'une rivière nous avons pensé d'abord en entendant rouler quelque chose que c'était quelque fruit et non un oiseau, ou quand surpris par la vive fusée au-dessus des eaux d'un brusque essor, nous avons cru au vol d'un oiseau avant d'avoir entendu la truite retomber dans la rivière. Mais ces charmantes et toutes vives comparaisons qui substituent à la constatation de ce qui est la résurrection de ce que nous avons senti... disparaissent elles-mêmes à côté d'images vraiment sublimes, toutes créées, dignes des plus belles d'Hugo. Il faudrait avoir lu toute la pièce sur la splendeur, l'ivresse, l'élan de ces matinées d'été où on renverse la tète afin de suivre des yeux un oiseau lancé jusqu'au ciel, pour éprouver tout le vertige, sentir tout le mystère de ces deux derniers vers :  
Tandis que détaché d'une invisible fronde
Un doux oiseau jaillit jusqu'au sommet du monde
 

Connaissez-vous une image plus splendide et plus parfaite que celle-ci : (il s'agit de ces admirables Eaux de Damas qui s'élancent et montent dans le fût des fontaines, puis retombent, font passer partout les linges mouillés de leur fraîcheur et l'odeur du melon et des poires crassanes avec un parfum de rosier).  
Comme une jeune esclave
Qui monte, qui descend, qui parfume et qui lave !
 

Là encore pour comprendre toute la noblesse, toute la pureté, tout Y invente de cette image si soudaine et si achevée, qui naît immédiate et complète, il faut relire la pièce, l'une des plus poussées en expression, des plus entièrement senties aussi de ce volume, peinte du commencement jusqu'à la fin, en face, en présence d'une sensation pourtant si fugace qu'on sent que l'artiste a dû être obligé de la recréer mille fois en lui pour prolonger les instants de la pose et pou- voir achever sa toile d'après nature, — une des plus étonnantes réussites, le chef d'œuvre peut-être de Y impressionnisme littéraire.

(Le Figaro 15 juin 1907)