01/02/2012

357. La correspondance d'Anna de Noailles

Extraits de l'ouvrage consacré à "La correspondance d'Anna de Noailles" par Elisabeth Higonnet-Dugua, sous le titre "Anna de Noailles - Cœur Innombrable", pages 438 à 443.
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A partir du mois de février, Anna de Noailles n'eut plus la force d'écrire. Alitée, souffrant sans interruption, luttant contre des hallucinations, ne pouvant presque plus parler, elle dicta ses derniers vers. Hélène de Noailles, Mathieu et Anne-Jules ne quittaient plus son chevet. Le Samedi-Saint, à la veille d'un départ en voyage, l'abbé Mugnier se rendit rue Scheffer. Il fut accueilli par Mathieu qui lui confirma qu'il voyait la comtesse de Noailles pour la dernière fois. Allongée sur son lit dans la chambre aux cretonnes, Anna l'attendait. Il s'assit à son chevet. lui dit combien il avait aimé ses poèmes. Faisant un effort pour parier, elle évoqua ses souffrances. Ils s'entretinrent un court moment. Puis l'Abbé Mugnier lui donna l'absolution. Elle lui baisa la main, il lui demanda la permission de baiser la sienne. Ils restèrent alors un moment silencieux l'un près de l'autre, puis l'abbé Mugnier se retira. Le 11 février 1933, il avait écrit dans son journal après une conversation avec elle, qu'ému de la façon dont Anna avait "prononcé le nom de Dieu", il avait failli lui dire "Je vais vous bénir en son nom".
Il sera assailli de questions sur son dernier entretien avec la comtesse de Noailles. Car on voulut, bien sûr, « tout » savoir. En homme qui avait l'habitude du monde, et en prêtre profondément intègre, il saura rendre ces instants en quelques phrases, sans pour autant trahir jamais l'intimité d'un entretien dont il garda le secret. Avec humour, autant envers la personne qui le questionnait indiscrètement sur les derniers moments d'Anna qu'envers la renommée de la Muse de la rue Scheffer, il répondit par un mot resté célèbre, laissant sur sa faim un interlocuteur avide de curiosité: "Elle m'a dit des choses si belles... Que voulez-vous, j'ai risqué l'absolution !".
Anna de Noailles mourut le dimanche 30 avril 1933, au début de l'après-midi, entourée d'Hélène, Anne-Jules et Mathieu. Elle fut inhumée au cimetière du Père Lachaise près des princes et princesses Bibesco, après un service religieux à la Madeleine. Une foule immense composée de gens connus et inconnus suivit son cercueil. L'abbé Mugnier écrivit qu'aux abords du cimetière "il y avait le peuple qui s'empressait sur le passage du cortège, certains avec de petits bouquets".
Le 1er mai 1933, depuis Mogosoëa où elle venait d'apprendre la mort d'Anna, Marthe Bibesco adressait ces lignes à l'Abbé Mugnier : "Je suis certaine que vous ne mettez pas mes sentiments pour elle en doute. Vous serez peut-être le seul à Paris. Peu m'importe ! Je vous envoie des pétales de roses qui se sont ouvertes dans le jardin de l'ancêtre le prince Martyr, dont, jeune fille, elle a porté le nom. Vous les lui ferez parvenir en les confiant sans doute "à l'Ange des prières qui n'ont pas été entendues".
N'ayant jamais pu la convaincre tout à fait pendant sa vie des sentiments véritables qu'elle m'inspirait, j'ai, du moins, cette consolation de penser que, n'ayant pu lui faire ni bien ni plaisir en ce monde, tandis qu'elle était vivante, il me reste à servir quelque jour sa mémoire en écrivant ce que j'ai su de meilleur sur elle quand elle était dans ses jours généreux et fidèles. Certaines des lettres qu'elle m'a écrites témoignent des éclairs de sympathie qu'elle eut pour moi, quand les "mondains" comme elle disait, acharnés à nous brouiller faisaient trêve, devant la mort, la maladie ou l'apparition d'un livre ! Ainsi, quand vous serez en prières, au bord de ce néant auquel il lui plaisait de croire dans sa jeunesse, dites-lui que je viens de parcourir pour elle les allées de ce jardin où elle a passé un bref moment de son enfance. […] J'ai dit aux vieux ormes, aux noyers, aux peupliers, aux saules, que la fille des Brancovan n'est plus.[…] J'ai souffert de sa longue souffrance, souffert des doutes qui s'élevaient périodiquement dans son esprit en ce qui concernait mes sentiments pour elle, doutes alimentés par ses sycophantes femelles. Quel intérêt avaient-elles à nous diviser pour régner?"
Le même jour, Francis Jammes écrivait :
Un jour tu vins me voir dans ce pays sauvage,
Et je devinai vite alors que c'était toi,
Car tes yeux pleins de nuit ravageaient ton visage
Pâle comme la lune, et versaient leur émoi.
Près des mêmes rosiers qui te tendaient leurs lèvres
S'étend le grand silence où tu me laisses seul.
Ce soir, le rossignol qui brûlait de tes fièvres
Mourra dans cette sphère opaque du tilleul.
Et moi, loin des amis pressés à ton cortège,
Moi jaloux du printemps qu'ils jetteront sur toi,
Je ne pourrai t'offrir que ces flocons de neige
Où passe un chant funèbre entonné par ma voix.
Mais bientôt je prendrai, comme on fait au village
Alors qu'on mène un deuil, lourde comme du plomb,
La croix dont le sommet parfois touche au feuillage,
La croix qui t'étonnait, ô fille d'Apollon
Et je la porterai, troussé dans cette cape
Dont ta bouche fermée a parlé si souvent,
Et que soulèvera l'orage qui s'échappe
D'un coeur qu'ont balayé l'injustice et le vent.
Et je la planterai, ma soeur, ma bien-aimée,
Sur le calvaire étroit dominant Hasparren,
Afin que par-delà les monts et la vallée

Sa douce ombre s'étende et te rejoigne au loin.
Hélène et Constantin Photiadès procédèrent alors au rassemblement et au classement des papiers divers laissés par Anna. Elle qui haïssait le bruit du papier que l'on déchire ne jetait jamais rien, et exigeait que l'on en fît autant, protestant lorsqu'elle entendait le bruit de feuillets froissés. Hélène trouva des documents divers (notes, correspondances, ébauches de poèmes) dans les tiroirs, les boîtes à chaussures, les cartons à chapeaux, et même dans la fameuse soupière de porcelaine qu'Anna avait choisi de placer sur le linteau de la cheminée de sa chambre, en face de son lit. Elle remit à Marthe Francillon-Lobre une enveloppe qui portait son nom. L'enveloppe porte ces mots, de la main de Marthe Francillon-Lobre : "Cette lettre ne m'a été remise qu'après les obsèques de la comtesse de Noailles".
Chère Madame Lobre,
Je meurs dans les plus grandes souffrances humaines que seule soi-même on peut connaître; c'est l'enfer. Je suis seule; aucune main bien-aimée, aucun regard n'aide la pauvre enfant que je suis. J'ai le bonheur de mourir avant vous. Oublions tout ce qui ne fut pas les heures confiantes et éblouissantes de la sainte amitié. Je vous confie tout ce qui reste à faire pour moi. Pensez aux pauvres pastels qui sont rue La Boétie à la fantaisie de la chère Comtesse Greffulhe.
Au nom du cher Barrès, Lorrain, usez pour ce qui est de la publication de mes livres de la femme d'Anne-Jules qui n'a parlé de vous qu'avec respect; pour tout ce qui concerne mes livres, manuscrits, photos, mises en désordre effroyable(s).
Chère Lobre, recueillez en votre cher coeur tout ce qui fut votre enfant suppliciée qui ne croyait pas qu'un tel martyre fût possible. Je n'ai pas tenu tranquillement votre main en mourant, ce qu'avait espéré le cher Barrès. Vous imaginez quelle agonie, quelle mort.
Votre malheureuse amie qui attend pour après tous les soins de votre pieux souvenir. Dites à votre cher mari et à votre nièce parfaite ce que fut ma silencieuse affection. Pensez quelquefois à mon petit collier de Perlette.  Anna
[…] "Ne jugez pas, c'est le Jugement Dernier qui compte ; pour le monde, c'est le jugement premier!... Ils condamnent a priori". Cette phrase de l'abbé Mugnier qui pouvait s'appliquer à tant de ses contemporains, convient parfaitement à la comtesse de Noailles, qui fut à la fois adulée et haïe, et à qui la gloire réserva souvent d'amers salaires. Elle aimait la gloire - son idée fixe - rapporte Cocteau qui la connaissait bien, et le disait. Elle le disait même trop, au gré de ses ennemis que ses excès agaçaient.
Excès poétiques parfois ("j'ai mes adjectifs"), excès d'emphase verbale et goût démesuré de la mise en scène. Anna de Noailles aimait qu'on l'écoutât, accaparait la parole, transfigurait le discours en numéro de cirque. "Elle jonglait, arpentait la corde raide, changeait de trapèze, exécutait des tours de cartes". Ses amis dirent aussi qu'elle savait écouter comme personne. Mais il fallait, pour pouvoir le dire, avoir traversé l'écran d'étincelles et les feux d'artifice.
"Madame de Noailles", écrira Colette, "ne livrait que peu d'elle-même, en agitant autour d'elle des paroles nombreuses, comme autant de voiles qu'exigeait sa pudeur. N'aimant pas les questions, elle excellait à y répondre abondamment, avec une vivacité parfaitement évasive".
On lui reprocha aussi de ne s'être pas renouvelée. ("Je n'ai pas su éviter l'insistance... "). La beauté de la poésie d'Anna de Noailles demeure malgré les défauts d'une oeuvre par endroits inégale. Aussi réels qu'ils soient, ses défauts n'ont jamais menacé l'éclat de son talent. Des vers inoubliables, des images étonnantes aux épithètes inattendues se sont échappés de ses mains qui savaient façonner avec une intensité et une aisance égales, l'alexandrin à la pureté racinienne, « l'Impair » que Verlaine avait aimé, ou la prose vivante. L'oeuvre de la comtesse de Noailles est aussi intemporelle que l'espoir, la souffrance et le rêve qui habitent l'âme humaine. A un journaliste qui lui demandait de définir son art, elle répondit: "Je crois que mon oeuvre s'est toujours attachée à refléter la vie".
Anna de Noailles ne connut qu'une seule mesure, qu'elle servit en s'appliquant à ne jamais faillir. Ce fut celle que sa conscience d'écrivain, sa lucidité et son jugement exigeaient d'elle. Elle ne connaissait aucune entrave à l'appréciation de la valeur humaine et du talent où qu'ils se trouvent, pouvant admirer à la fois Jaurès et Barrès, Bernanos et Colette. Ainsi Léon Daudet s'étonnait-il qu'elle puisse à la fois vilipender les opinions politiques qu'il défendait, et louer son talent d'écrivain.
Humaniste absolue, elle ne cessa de croire en l'homme. Revenant inlassablement sur les mêmes interrogations, avec une sincérité et une exigence impitoyables, elle choisit toujours de préférer la souffrance à l'illusion, portant au paroxysme le refus de la demi-mesure et la soif de cette plénitude, de cette joie dont d'Annunzio disait qu'elle était toujours au-delà, "toujours l'autre rive" : "La gioia è sempre l'altra riva".
Dès l'enfance, l'âme d'Anna de Brancovan fut, pour son bonheur et pour sa souffrance, retenue prisonnière des thèmes qui allaient la hanter toute sa vie. Aussi porta-t-elle toujours sur le monde ce même regard vulnérable de la petite fille d'Amphion, qui le soir avant de s'endormir, appuyée à la fenêtre de sa chambre, offrait en silence son visage émerveillé à la nuit et se demandait en contemplant la lune :
"Quel dieu, quel moissonneur de l'éternel été,
Avait, en s'en allant, négligemment jeté
Cette faucille d'or dans le champ des étoiles"