01/02/2012

361. Jean Rostand évoque Anna de Noailles

Quand je rencontrai Madame de Noailles pour la première fois, je n'avais pas tout à fait vingt ans. J'avais lu, au hasard des anthologies, quelques-uns de ses poèmes. Lu assez distraitement, assez négligemment, comme pouvait le faire un jeune homme presque exclusivement voué aux choses de la science, et plus soucieux de scruter les réalités animales que de rendre justice aux imaginations humaines. Et certes, comme tout le monde, j'avais été frappé par le somptueux lyrisme du poète, par son pittoresque neuf, par le rythme ardent de son style. Mais, à vrai dire, mon admiration était restée de surface. Il me paraissait que ce lyrisme, que cette beauté, que cette splendeur ne me concernaient point, qu'ils n'étaient pas à mon usage, qu'ils excédaient les moyens de mon goût, enfin qu'ils n'avaient rien à m'apporter comme aide ni comme enseignement. Aussi, avec l'indécente promptitude de la jeunesse, avais-je rangé la comtesse de Noailles parmi ces auteurs lointains à qui l'on songe avec respect, mais sans amour.
C'est dire qu'en 1914 approcher le poète ne me semblait rien moins qu'une faveur d'exception. J'étais d'ailleurs, en ce temps, affligé d'une timidité monstrueuse, quasi morbide, qui transformait en véritable torture toute relation avec les humains : Madame de Noailles, par sa désarçonnante véhémence, par l'insolite de ses interrogations, ne pouvait que m'apparaître, de prime abord, comme un personnage singulièrement redoutable.
Et pourtant, quelques années plus tard, la vie, très paradoxale, devait faire de moi, sans que je l'eusse cherché ni voulu, l'un des familiers d'Anna de Noailles. Peu à peu désintimidé, apprivoisé, je fis partie dé ces privilégiés qui, dans sa chambre de la rue Scheffer, auprès de son lit, assistaient au spectacle étourdissant et toujours renouvelé de sa puissante et exquise vitalité. J'en suis encore à me demander par quel miracle elle tolérait, allait même jusqu'à solliciter, ma présence. J'en suis encore à me demander quel intérêt elle pouvait bien trouver à ce jeune sauvage qui, sortant de ses livres et de ses insectes, arrivé tout droit de la campagne basque, ignorait tout de la littérature, de la vie, de Paris et du monde, et n'avait à lui offrir, en retour de tant de trésors, qu'un humble silence émerveillé...
Peut-être devinait-elle, et pour en être quelque peu touchée, l'extraordinaire révélation qu'elle m'apportait. Car tout en elle me ravissait, m'enchantait, m'éblouissait. Ceux qui ne l'ont pas connue ignorent, et sans doute ils ignoreront toujours jusqu'où peut aller la force expressive du langage dans le poétique, le convaincant, le profond et le drôle. Elle disposait de tous les tons, sauf du maniéré et de l'affecté. Chez elle, l'outrance n'avait rien de théâtral, le pathétique ne sonnait jamais faux, le rare ne tournait jamais au précieux. Et quand j'évoque le prodige de son éloquence - si l'on peut appeler ainsi une vitalité à l'état pur, qui explosait en paroles - je songe moins à ces volontaires démonstrations où elle se divertissait parfois - elle appelait cela faire feu des quatre pieds - qu'à la façon spontanée dont elle parlait de son existence quotidienne à l'usage de ses intimes, dont elle racontait une lecture, un paysage ou une insomnie, l'acquisition d'un chapeau, une dispute avec un éditeur, la méprise d'un médecin, l'ennui d'un dîner officiel...
Et que dire de ces portraits qu'elle traçait en quelques phrases péremptoires, de ces caricatures lyriques où figuraient des termes de comparaison empruntés à tous les règnes de la nature, depuis le minéral jusqu'au mammifère, et dont telle était la force persuasive qu'on se trouvait à jamais empêché de voir le modèle autrement queue nous l'avait dépeint.
Célèbre est le mot d'André Breton à propos de Paul Eluard : "des yeux de pétrole fou". Mais, bien avant les surréalistes, Anna de Noailles connaissait le secret des bizarres accouplements verbaux. Elle était plus intelligente, plus malicieuse que personne. Ce poète avait la sagacité psychologique d'un Marcel Proust, l'âpreté d'un Mirbeau, la cruelle netteté d'un Jules Renard.
Sur une foule de points, elle m'instruisait, m'obligeait à réfléchir, me dessillait les yeux. Quelle hardiesse de vision, et quelle liberté de jugements Comme, d'un mot, elle savait crever les encombrantes baudruches, et, à la faveur de la poésie ou de l'humour, narguer en petite fille terrible les bienséances et les préjugés ! Elle n'avait d'illusion que bénévole, et ne s'abusait guère sur les médiocrités humaines. On eût cru parfois qu'elle n'avait vu que le côté lumineux des choses, mais non, elle avait vu aussi tout le noir. Ses enivrements n'ont jamais fait tort à ses lucidités. "Si Tristan sentait l'ail je le dirais", affirmait-elle dans une de ces formules saisissantes qui lui étaient coutumières.
Incapable de se contrefaire, elle était sans relâche invinciblement et comme organiquement - elle-même. Curieuse par générosité, elle traquait avidement la vérité dans les êtres, qu'elle forçait à livrer le peu qu'ils recelaient. A son don d'observation, rien n'échappait de ce qui, d'ordinaire, est réservé à des scrutateurs moins impétueux. D'un de ses regards d'aigle, elle avait tout embrassé, tout compris, tout jugé, jusqu'aux plus minces détails, et même ce qui n'était pas digne d'être perçu par elle.
Malgré son penchant au comique, elle redevenait éminemment sérieuse et même grave dès qu'il s'agissait des choses vraiment grandes. Il ne fallait point que, devant elle, on raillât ou diminuât les valeurs qu'elle s'était choisies. Le respect de son métier en était une. Elle ne comprenait pas, elle n'admettait pas ce parti pris de jeu et de mystification qui déjà tendait à s'introduire dans nos moeurs littéraires.
Sous son rire enfantin, toujours prêt à fuser pour un objet futile, se tenait une invariable mélancolie. Jamais elle n'était vraiment détendue, satisfaite, sans quelque arrière tristesse. Même aux époques heureuses, comblées, elle était comme auréolée de solitude et de dénuement. Elle avait au plus haut point le sens de l'amitié. L'amitié, disait-elle, est mon second métier. Et jamais, en effet, elle ne préférait son travail à la compagnie de ceux qu'elle avait élus. Toujours je l'ai vue repousser son cahier et lâcher son stylo, pour poser sa petite main en étoile sur le bras du visiteur ami.
Connaissant, d'expérience personnelle, les "chemins hérissés de la douleur physique", elle avait une grande aptitude à la pitié. Elle eût fait je ne sais quoi pour apporter un tube d'aspirine ou un flacon de gardénal à un être qui souffrait. Et cette ardente compassion, cette conscience aiguë de la misère animale du corps - jointe à un goût très sûr de la justice - donnait toute sa plénitude à son amour pour le peuple. Amour profondément sincère, et qui n'était point élégance d'aristocrate, ni même fidélité à la tradition romantique des Hugo et des Michelet... Car l'orgueil purement spirituel d'Anna de Noailles ne la privait point de fraterniser avec tous par la chair et par l'instinct. Elle vivait dans un monde haut placé, situé directement sous les étoiles, où n'atteignaient pas les cloisonnements mesquins de nos sociétés, et où la musique des sphères ne couvrait pas le sourd gémissement de la détresse humaine.
L'affectueuse admiration, le tendre enthousiasme que m'inspirait la personne d'Anna de Noailles devaient tout naturellement m'inciter à revenir à son oeuvre... Alors, l'un après l'autre, je lus ses volumes de vers, ses romans, et ses contes. Je ne fus pas long, cette fois, à découvrir l'incomparable poète, l'incomparable prosateur dont l'essentiel avait naguère échappé à ma hâte de mauvais liseur. Pour que je rendisse justice au génie, fallait-il donc que je fusse instruit par l'amitié !
Je retrouvai sur le papier tout ce qui m'avait tant séduit dans l'être réel. Car, bien sûr, tout y était (et comment cela eut-il pu ne pas y être), l'altière solitude, l'angoisse pascalienne, "la raison et le chant", la divination fraternelle des coeurs, la franchise de l'aveu, les élans de la pitié, tout, saut la prodigieuse drôlerie, qu'Anna de Noailles n'a jamais voulu accepter dans son oeuvre écrite.
Toutes ces vertus de l'âme et de l'art, il me semble qu'elles n'ont pas cessé d'éclater toujours davantage dans l'oeuvre d'Anna de Noailles, et singulièrement dans le Poème de l'Amour, où elle laisse délibérément tomber le voile des splendeurs, et dans ce bouleversant Honneur de souffrir où l'excès de la douleur a coupé le souffle du poète. Jamais peut-être, dans aucun livre de prose ou de vers, ne s'étaient exprimées avec autant d'austère passion la stupeur de l'esprit devant l'escamotage de la mort, et l'incompréhension du départ suprême, et la honte de survivre, et la décision de continuer à traiter en avant celui qui n'est plus là. Car il ne s'agit pas, dans l'Honneur de souffrir, de regrets et de souvenirs ; l'exceptionnelle force de cette élégie funèbre est d'être vécue au présent, non au passé. Jamais on n'avait mis tant de feu pour s'adresser à des cendres, jamais on n'avait à ce point tenu compagnie à des morts, trahi la lumière pour la ténèbres déserté la vie au profit des tombeaux.
Et, de ce livre, il monte un terrible cri de révolte, le plus violent qu'on ait poussé depuis Leopardi. Révolte contre la terrestre planète qui résorbe nonchalamment les humains, contre le spécieux univers, contre la vie mensongère qui porte en soi-même son échec, contre la pensée, réduite à porter envie au doux néant préliminaire : "Lieu d'avant la naissance, unique réussite"
On ne survit pas très longuement à un livre pareil. Anna de Noailles, en 1927, avait vu disparaître, coup sur coup, les êtres qui étaient les principaux motifs de son existence. Un jour, c'en fut trop... Elle chancela. Nous ne tardâmes pas à comprendre qu'elle était, cette fois, trop rudement frappée et que tous les efforts de ses vivants auraient peine à la disputer à la silencieuse conspiration de ses morts... Anna de Noailles ne vivrait plus désormais qu'assistée par l'espoir de suivre ceux qui l'avaient abandonnée. Non pas, certes, qu'elle nourrit l'illusion de les rejoindre, car elle était dépourvue de ces croyances consolatrices, et l'excès même de son mal ne faisait que la roidir dans une impavide négation. Mais elle voyait dans la mort - la bonne mort, comme disait Lucrèce - le suprême calmant, le seul somnifère capable de la délivrer de tant d'absences : "Je ne peux plus m'entendre disait-elle, qu'avec ceux qui sont en amitié avec la mort".
[ ... ] Nous-mêmes, avouons-le, nous ses amis, l'eussions-nous deviné, qu'elle était capable d'une si rigoureuse aliénation ? Le savions-nous, que cette vivante unique pouvait connaître à ce point le manque d'autrui ? Même en lisant les terribles vers de l'Honneur de souffrir, nous pensions, nous espérions que la plainte s'était laissé amplifier par le génie... Nous hésitions à prendre tout à fait à la lettre ces serments faits à des tombeaux... Mais, hélas, nous dûmes reconnaître que le cri, pour une fois, n'avait pas dépassé le mal. Et ce fut, à mes yeux du moins, la période la plus haute, la plus touchante de l'existence d'Anna de Noailles que celle où nous comprimes, par son inguérissable tristesse, que son coeur - bien plus grand de n'être pas innombrable - s'était farouchement refermé sur quelques-uns.
Heure probante, où s'authentifiait toute son oeuvre, et où nous pûmes donner tout son sens à cette phrase qui jadis nous faisait sourire : "Pour moi j'ai été une muette". Rien ne pouvait plus la distraire, ni la nature, ni le travail, ni elle-même. Nous la vîmes peu à peu s'enfoncer dans la nuit. Un instant, nous pûmes croire que des fleurs de pastel allaient la retenir. Mais ce ne fut qu'une halte. De toute chose, elle se dépouillait peu à peu, et même de cette ambition créatrice qui la dévorait autrefois.
"Quel beau livre j'écrirais si je revenais de ces sombres régions et si je croyais encore assez à la vie pour avoir envie d'écrire". Et, comme nous la pressions d'ajouter à son oeuvre "Est-ce que tout finira, mon petit ? Alors ? N'ai-je pas fait assez de cadeaux au néant ?"
Aussi, quand vint l'heure où la nature - par des voies qui sont restées quelque peu obscures à la médecine - se fit la complice de ses voeux, nous assistâmes au spectacle de sa calme résignation. Cette grande rebelle s'abandonnait, se soumettait aux lois de la réalité; cette nietzschéenne s'éteignait selon Marc-Aurèle. Tant de sagesse finale devait donner à notre douleur une forme que nous n'eussions pas prévue. Car, malgré notre déchirement, nous ne pouvions que nous incliner avec respect devant l'exemplaire exactitude de celle qui avait écrit
"Certes il est altier d'opposer le courage
A ce que l'on voit défleurir
Et d'aborder en paix les défaites de l'âge,
Mais il est plus pur de mourir".
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Voir également les messages 49 et 50 : en raison de la longuer de ce blog, certains textes jugés plus particulièrement intéressants sont reproduits deux fois.
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