24/02/2012

478. Anna de Noailles, la poétesse. 5

5. Ou alors elle soupire : "Jammes sera de l’Académie, puisque je ne puis pas en être !" Je ne puis pas être toute dans mes poèmes, observe-t-elle. L’on n’en aime que davantage sa poésie. Ainsi Les Forces éternelles. On croit entendre murmurer la rivière : "C’est là que dort mon cœur, vaste témoin du monde".
Certes, les poétesses sont pléthore et dans ces années 1920-1930, il y a toute une armée de romancières […] Mais c’est Anna de Noailles qui, avec Colette, a le talent le moins discuté. Elle seule peut avoir la mélancolie poétique de Sapho. Elle seule, aussi tendrement, peut aimer son temps, et, songeant aux femmes futures, soupirer : "Et ma cendre sera plus chaude que leur vie".
Non qu’elle ne soit pas capable de sentiments forts. Elle dit n’être redevable de son don de poésie qu’au ravissant génie de la grande pianiste qui sut tenir tant d’auditeurs sous son charme. Pourtant, elle n’est pas musicienne elle-même, même si la musique ne la quittera plus et l’accompagnera toute sa vie. Elle supporte mal, à douze ans, son professeur de solfège et, du coup, pour se venger, malmène "même Mozart et Mendelssohn". Elle vénère le monde de la musique, est même fière de ses "attaques guerrières sur l’ivoire et l’ébène", connaît au piano des enchantements, mais elle n’arrive pas à maîtriser ce que sa mère appelle son "tumulte". Elle supportera beaucoup mieux les " suaves mathématiques " en vertu desquelles la musique de La Jeune Parque et de Charmes est aussi "gouvernée" que la musique d’un concerto de Bach. Ainsi, à la musique, finit-elle par préférer la prosodie. La lecture d’un sonnet d’Alfred de Musset donne l’étincelle. Un grand feu flambe.
Anna n’abdiquera plus. Elle est franche. "Jamais la vérité ne m’a coûté à dire", confie-t-elle dans la première phrase de son Livre de ma vie. D’ailleurs pour une simple raison : elle est sans contradiction intérieure. Elle peut sans effort exprimer ce qu’elle appelle "la solitaire et dure continuité". Elle admire par-dessus tout les héroïques. Hugo est son dieu ; elle va jusqu’à trouver que, " chez Hugo, l’honneur est inclus dans la sonorité même des syllabes". Si sa propre violence intime s’accorde fatalement avec la passion des héroïnes raciniennes et si " la liquidité de la lave torride des vers de Racine" l’enivre "comme du brûlant Mozart", c’est cependant à Corneille qu’elle soumet toujours la direction de sa vie et de sa morale. Elle nous le dit en personne : "Qui est né au pays de Corneille et a écouté sa voix vit et meurt selon ses commandements. Dans les conflits du cœur, ses leçons stoïques se dressent en nous, comme l’ange sévère, à l’épée flamboyante, debout devant les portes de l’Eden, et obtiennent notre soumission. " Elle lance à un ami : "Vous vantez sans cesse Corneille, moi je vis selon lui." Enfin, elle vénère Friedrich Nietzsche, le Nietzsche de Humain trop humain, parce que personne n’aura mieux enseigné que l’on n’échappe au pessimisme que par un héroïque effort de volonté et d’imagination. D’où dans toute son existence l’immense place de la religion, de l’honneur et du culte des géants. Elle va même en revendiquer l’Honneur de souffrir.