10/02/2012

456. Conte triste. 09

09. De tous les moyens dont l'esprit dispose pour s'attribuer une part du divin, pour capturer l'étendue, - et nous pouvons citer les mathématiques, l'astronomie, la science, la méditation, la poésie lyrique, - il n'en est pas de plus certain que celui qui rapproche deux visages haletants et deux corps éperdus. A eux se livre ce qui se refuse aux autres appels. Illusion et réalité après lesquelles il serait juste qu'on mourût !
Rien de tel ne pouvait concerner l'âme de Christine et de Julien. Désignés pour les petites vertus ils agirent avec une droiture soucieuse et avec cette sorte d'honnêteté où se révèle l'extraordinaire présomption des êtres de peu de génie, scrupuleusement occupés d'eux-mêmes, et qui, impardonnable imprudence, croient gagner ainsi à leur cause le narquois, l'ironique avenir !
Convaincus désormais d'être nés l'un pour l'autre, et la pensée de s'appartenir secrètement ne devant pas effleurer leur esprit, qui, n'ayant nul don fastueux à échanger, ne pouvait s'ennoblir à leurs propres yeux que par un mesquin perfectionnement, ils résolurent de patienter, de manœuvrer selon une étroite morale, et de se parfaire. Sans doute uniraient-ils un jour leurs destinées; ce dernier projet, buté au solide obstacle de la présence d'Isabelle, n'avait pas de net aspect eu leurs pensées; ils travaillaient petitement, d'heure en heure, à s'assurer de leurs goûts communs, de la délicatesse de leurs sentiments; ils s'appréciaient, chacun soi-même, et puis en groupe; ils ne se reprochaient rien, se trouvant sans défaut devant leur conscience, où comparaissaient sans cesse leurs désirs dominés par une pure décision. Ils ne doutaient pas que leur labeur de fine menuiserie ne dût leur frayer un chemin aisé, qui les conduirait, intacts, à ce terme magnifique et raisonnable des choses qu'était, pour eux, le bonheur de Julien et de Christine:
Mais restait Isabelle, et c'était l'essentiel. […] Comme au regard de tous ceux que l'amour possède, l'être sans passion paraissait enfantin, léger et comme diminué de vie, de besoins, d'intérêt. Dans leur douce ébriété, les chastes amants, promis l'un à l'autre, se persuadèrent qu'Isabelle ne serait pas lésée grièvement par .le départ, d'ailleurs bien vaguement entrevu, d'un mari qui n'était plus - ô seule et toute-puissante légitimité! - l'homme que l'on aime depuis cinq semaines, et qui semble une loi nouvelle dont se privait l'ordre de l’univers.