10/02/2012

454. Conte triste. 11

11. Par mille ruses il faut, sans qu'ils s'en aperçoivent, ne les quitter qu'un instant pour aller goûter dans la frénésie et la détresse le seul moment de la vie qui révèle sa nécessité et vaille la peine qu'on vive. Il faut surtout, dans les conjonctures les plus graves, au lieu de faire ce que l'on doit, - car que doit-on, que croit-on devoir, mon Dieu ? - il faut faire ce que l'on peut, humble aveu, modestie décente, et qui plaît aux Moires éternelles: ce que l'on peut, c'est-à-dire ce que peut en nous la Nature !
Enfin, il faut ne pas croire au bonheur, ne pas vouloir l'organiser, ne pas se mettre ainsi en dehors de l'immense décret d'infortune qui régit toute l'humanité. Traqué, blessé, rompu, ou bien même tout joyeux, il faut ne s'approcher que furtivement, et comme en fraude, de la félicité, qui est à. la fois nymphe et cadavre: de là ce sanglot déçu du plaisir. Plaisir, où l'on distingue qu'étreignant une vivante vous pleurez aussi une morte !
Qu'il est beau, au déclin de la vie, de pouvoir se dire: « Tout m'a tenté, et, comme j'étais brave, je n'ai refusé ni le risque, ni la joie, ni le malheur. Différent d'autrui, différent de tous, je semblais leur frère, cependant. Gardant pour moi la douleur, endurant le pire, j'ai ménagé des jours paisibles à ceux qui, sans le savoir, sans m'en remercier, ont vécu confortablement sous ma loi puissante et triste»
Ce n'est évidemment pas ainsi que raisonnait Christine lorsqu'elle vint s'asseoir auprès d'Isabelle. Elle lui parla négligemment d'abord, ensuite trop précipitamment, de quelques futiles événements du jour, - elle essayait d'affermir sa voix, - et puis elle fit l'éloge de la franchise, et interrogea sur ce point les goûts d'Isabelle. Celle-ci mettait aussi la franchise au premier rang des vertus indispensables. Christine hasarda aussitôt qu'elle ne saurait vivre dans la dissimulation, que toutes ses facultés lui enjoignaient de ne jamais mentir, enfin elle avoua qu'elle aimait. Surprise d'Isabelle, bienveillante surprise! Son amie était veuve, était libre, - et, d'ailleurs, quelle femme n'entend avec curiosité, avec joie et contentement, le nom divin de l'amour ? Mais la maladroite causeuse se fit alors un devoir de confier qu'elle aimait Julien, et qu'il l'aimait. Elle énonça ce fait affreux avec le calme malheureux mais implacable des personnes qui se savent agir bien, qui se sont tracé une ligne de conduite et semblent obéir à quelque commandement mystique, issu d'un confessionnal. Isabelle, pourtant, était déchirante à voir.