10/02/2012

451. Conte triste. 14

14. La pauvre Isabelle entendait bien à tout instant que les lettres n'arrivaient pas, et que Christine était absente, tant cette restriction et ce vide emplissaient, la demeure, le jardin, l'espace; elle se crut coupable, bien coupable, en voulant retenir pour soi un homme aussi important que son mari, - que son mari actuel et convoité ! Car c'est souvent la personne.qui souffre davantage, et qui est toute pure, qui s'approche le plus près de la nature mystérieuse et accepte avec magnanimité son injustice.
« J'ai tort, pensait Isabelle, je m'impose, alors que je devrais m'effacer devant le respectable amour de deux êtres dont la droiture m'a été surabondamment prouvée. »
Une brumeuse atmosphère enveloppa ce couple, jadis joyeux. Isabelle et Julien passèrent leurs journées dans l'immense ennui de l'amitié et de la dissimulation. Leur intimité affectueuse se poursuivait, assoupie et douce, ou blessée soudain par de légers sursauts que provoquaient une parole, une intention, et qui voyageaient sur leurs cœurs à la manière incisive des ricochets. Parfois, essayant de rattraper ce qu'ils avaient eu ensemble de commun, ils causaient, ne cédant ni l'un ni l'autre à la tentation du silence, tenant bon, tâchant de se rejoindre dans leurs pensées, ajustant leurs arguments à tour de rôle, avec zèle et précision, comme au bord d'un étang où le poisson s'éloigne le pêcheur à la ligne rallonge une canne à pêche. En vain se donnaient-ils tant de peine. Ils sentaient s'appesantir sur eux l'absence du bonheur, dont ils ne connaissaient la privation que pour l'avoir imaginé dissemblable de celui qu'ils goûtaient ensemble, pleinement, depuis douze années. Ils étaient redevenus pudiques; en s'embrassant, le soir, au moment de se séparer, ils évitaient tacitement, mais avec une précaution peureuse, de familiers baisers, tant la nature retire son assentiment du mariage dès qu'elle le réserve pour d'autres fins.
Christine, dans sa retraite provinciale, éprouva pour Julien des ardeurs religieuses. Ses trente-cinq ans se résorbèrent pour ne lui en laisser que quinze. L'ingénuité d'une écolière s'était installée sur son visage. Une grande componction donnait de la contrainte à ses mouvements, elle parachevait son éducation, emportée dans une entreprise mystique. Son naïf aspect n'eût pourtant pas éveillé la moquerie, car elle avait retrouvé par amour toute la simplicité de l'enfance, et les enfants ne font pas rire. Obsédée silencieusement, elle se figura avec Julien en tout lieu, en toute occasion.