05/02/2012

382. La Domination - Présentation du roman

Présentation du roman « La Domination » par François Broche, in « Anna de Noailles, un mystère en pleine lumière, chapitre VIII, pages 218 à 220.
Collection "Biographies sans masque", éditions Robert Laffont (1989). ISBN 2-221-05682-5

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La Domination sort le 7 juin 1905, toujours chez Calmann-Lévy. Au bout du compte, l’enfantement a été plus douloureux que prévu : "Je ne puis parler de ce livre, je l’ai dans ma cervelle et dans tous mes os, [...] je ne puis pas le contenir, il m’entraine avec lui dans son effroyable abime ; il m’a ouvert tout le corps et vit au centre de moi ; il est ma folie, mon délire, ma douleur". Elle a dédié cet ouvrage qui lui a tant coûté << aux jeunes écrivains de France, a ceux dont la sympathie m’a chaque jour dans mon travail aidée». Curieuse formule, pleine d’afféterie et d’emphase, que l’on dirait gravée dans le marbre d’un monument, inspirée par la petite cohorte, de plus en plus nombreuse, de jeunes fidèles, qui constitue une véritable petite cour. […] Mais l’ouvrage n’est pas un monument, et c’est bien ainsi que le public et la critique l’entendent, car il ne sera pas non plus un succès.
« Rien de moins consistant que le caractère d‘Antoine Arnauld, le dominateur, observe René Gillouin. Ce jeune homme, qui nous est présenté aux premières pages comme un ambitieux de l’espèce des Alexandre et des César, à la dernière meurt d’amour comme un nouveau Werther. Mais ne meurt-il pas plutôt de ce que le livre a atteint la page 307 ? »
Les autres jeunes écrivains de France ne montrent pas la même impertinence: Massis, Corpechot, Vaudoyer, Géraldy, Larguier, Henriot encensent Anna, mais ce ne sont pas eux qui fabriquent l’opinion ; les grands critiques sont féroces : « roman débile et phosphorescent », assure Faguet ou pour le moins nuancés comme Doumic, Rémy de Gourmont, ou Rageot
Léautaud raconte qu’au Mercure de France il était de bon ton de se moquer des « romans prétendument nietzschéens » de Mme de Noailles et de Paul Adam, dont les héros n’étaient que « des gens grossiers qui ont pour morale d’écraser tout ce qui gêne leur marche ». Rachilde n’accueille La Domination pas plus favorablement que Le Visage émerveillé: elle est, selon sa récente biographe, « indisposée d’emblée par le bruit fait autour du recueil ». Décidément, les deux femmes, que tout oppose, ne parviendront jamais a éprouver la moindre sympathie l’une pour l’autre.
Seuls Gaston Rageot et Robert Havard louent Anna, mais leur argumentation est pauvre: « Large et puissant roman », affirme le remier. « Quel style ! » s’écrie le second. Quant au fidele Blum, il commence ainsi son article : « J’avouerai naïvement que j’eusse préféré me taire sur le dernier livre de Mme Mathieu de Noailles et je préférerais aussi en être quitte avec cet aveu. Je l’admire trop pour la pouvoir fâcher, et j’ai bien peur de ne dire rien qui lui serve".
En fait, Blum est moins sévère que cet exorde ne peut le donner a penser: son principal reproche, de taille, il est vrai, est que le héros d’Anna est beaucoup trop artificiel, qu’on ne croit guère a son histoire ; en revanche, souligne Blum, les personnages féminins sont d’une grande vérité, les détails fourmillent, l’art du paysage, du portrait est éclatant. "Peut-être n’ai-je pas estimé ce livre ce qu’il vaut », conclut-il modestement". Mais le moyen de dissimuler ce qui n’est pas une réussite ?
Anna ignorera délibérément ces analyses: « On est bon pour mon livre et je suis contente », écrit-elle le 12 juin. Durant tout le mois de juin, Proust ne cesse de l’encenser: « Votre croissance vertigineuse m’étonne moi-même » (3 juin); « toujours sous l’oppression de ce grand livre... » (4 juin); « La Domination qui rend fou » (6 juin); « l’immense sensation produite par La Domination » (18 juin); « je suis encore si ébloui de cette Domination » (19 juin); « le plus grand poète de tous les temps » (20 juin). La louange a ce niveau d’exagération est évidemment peu convaincante, mais, comme toujours, Anna y est très sensible.
Un critique, Ballot, ayant écrit qu’au fond Antoine Arnauld n’était qu’un travesti de Sabine de Fontenay ou de la petite nonne du Visage émerveillé, Proust s’en était indigné dans sa lettre du 19 juin. Anna lui avait été reconnaissante; des le lendemain, elle lui avait répondu: « Evidemment, c’est vous et non pas Ballot qui comprenez ce livre» En compagnie d’Hélène, elle relit les lettres du cher Marcel. Hélène la réconforte : toutes les autres réactions n’ont aucune importance, seule compte l’opinion de Proust.
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Sur ce blog, dans les messages ci-après N° 372 à 381 sont publiées les 30 premières pages du roman.
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