28/05/2011

294. Anna de Noailles : entre prose et poésie. 5/7


I. L'influence de la nature et d'Amphion dans l'inspiration poétique d'Anna de Noailles.

Les arcanes de l’écriture noaillienne repose sur son rapport à la nature. Cet amour incommensurable remonte à son enfance, aux souvenirs des bonheurs connus dans le jardin de la propriété familiale, en Haute-Savoie, à Amphion. Plus qu’un motif, un ornement ou une thématique, la nature constitue la pierre angulaire de ses œuvres, au point que Robert de Montesquiou écrivit : « Le paysage que représentait l’âme de cette femme fut un jardin, le jardin d’Amphion [1] ».
Un tel attachement intrigue et pousse à recréer le cadre, l’ambiance qui y régnait.
Près de Genève, un parc magnifique, composé de vergers, d’un large poulailler – colombes, paons, cygnes – de massifs de fleurs rares « comme un jardin des Indes », descendait jusqu’au bord du lac Léman « où flottaient, ballotées, / Miroirs glauques et doux, fruits écailleux de l’eau, / Des carpes argentées »[2]… Souvent décrit par les invités du couple Brancovan, le jardin avait là-bas des airs enchanteurs de début du monde : « (…) il contenait d’une sauge bleue, dont je n’ai vu que là, et qui ressemblait à de petits morceaux de lapis-lazuli (…). Les massifs communiquaient à des vergers, à des potagers, qui l’ont comblée de fruits et de courges (…) des corbeilles de mots, sœurs de celles couronnées par Virgile (…) par Hésiode [3] ». Les animaux jouissaient de leur liberté, vivant en totale harmonie avec les hommes.
Cette description idyllique serait incomplète si l’on ne mentionnait pas les parfums, les sons et tous les effluves dont Noailles n’omit jamais de faire référence dans ses écrits.
Dans le recueil "L’Ombre des jours", elle décrit le domaine familial et ses petites singularités marquées à jamais dans sa mémoire : la porte du jardin qui grinçait, « le verger vert, avec son odeur d’estragon », « la terrasse avec deux tonneaux de porcelaine », les chambres aux papiers peints fleuris et « L’héliotrope mauve aux senteurs de vanille / Emplissait l’air penchant d’évanouissement [4] ». La densité des stimuli submergeait ses sens, brouillant leurs fonctions habituelles : « O mon jardin divin, j’écoute tes parfums. (…) Aromes que je sens, que j’entends, que je vois [5] ».

Dès lors, Noailles entreprit de comprendre le fonctionnement de l’univers grâce au don mystérieux qui semblait la relier directement à la nature. Le poète apparaît comme un élu chargé d’une mission : « Et tu m’avais choisie, ô Monde, pour transmettre / À ce vague infini qui semble t’intriguer / Et que l’homme poursuit par d’innombrables guets, / Le secret éclairci des choses et des êtres [1]. » Au commencement était la beauté : « au bord du monde assise », elle contemplait l’univers.
Ce qui a tant subjugué la jeune Anna dans son jardin d’Amphion se définit alors comme une sorte de beauté originelle. Cette beauté primordiale composait par les éléments qui la fascinaient : le soleil, la lune, les cieux : « J’ai moi aussi aimé la beauté, je l’ai contemplée et louée dans l’univers infini. C’est elle qui élève et guide les pas de l’homme, qui le réjouit par le plaisir aux mille visages contradictoires, qui alimente la force de l’intelligence, la sage folie du cœur [2]. » Mais elle révèle encore plus : la beauté transcende le réel, celui de la perception immédiate et des contingences. Elle naît de la nouveauté, de l’invention d’un monde imaginaire. De plus, dans l’esprit du poète, la beauté constituait une source de plaisirs car elle provoquait le désir. Érigée en valeur constitutive, la beauté de la nature, comme dans l’œuvre d’art, ouvrait les voies de la jouissance esthétique.
L’originalité de l’œuvre poétique découle de cette approche de la beauté naturelle d’où jaillissent les sensations qui forment sa palette d’émotions et de sentiments en cascade. L’exacerbation de cette fascination engendre de nombreuses personnifications. Bientôt le besoin de s’unir à la nature se révéla impérieux. Dans une nature vide de toute présence humaine, elle personnifia ce qu’elle aimait : « Tout ce qui vit ici (…) sont pour moi de douces personnes [3] ». L’humanisation de tous les éléments lui procurait « l’intimité d’un visage familier ». L’environnement du poète se transformait, lui conférant un aspect tangible, désirable et appétissant. « La nature devenait, pour Anna de Noailles, ce qu’elle n’avait été pour personne : un être qu’on désire et devant lequel on se pâme [4]. »

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[1] Robert de Montesquiou, Les Pas effacés, p. 65.

[2] « Jardin d’enfance », Les Éblouissements, pp. 290-291.
[3] Robert de Montesquiou, op.cit., p. 65.
[4] « Attendrissement », L’Ombre des jours, Calmann-Lévy, 1902, p. 24.
[5] « Le chaud jardin », Les Éblouissements, p. 292.
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[1] Introduction du recueil Derniers Vers et Poèmes d’enfance, p. 171.
[2] « Enchantement », Les Éblouissements, p. 253.
[3] « Mission », Derniers Vers et Poèmes d’enfance, p.19.
[4] Jean Larnac, La Comtesse de Noailles, sa vie, son œuvre, édition du Sagittaire, 1931, p. 171.
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1. Amphion : la Villa Bassaraba où résidait Anna de Noailles
2. Amphion : le monument votif élevé dans le jardin de la villa Bassaraba, en mémoire de la comtesse de Noailles