24/03/2011

169. Le Livre de ma Vie, page 117 à 121.

Le cimetière du Père Lachaise à Paris
Un jour vient où le malheur entre dans la maison. Nous étions de très petits enfants, heureux à Amphion, en octobre. Ce mois de cristal est le plus beau qui soit au bord du lac Léman. L'été finissant traîne ses caresses ensoleillées sur les prairies encore en fleur et qui soupirent de satisfaction. Les rayons plus vifs du matin amollissent l'onde en sa profondeur jusqu'à tenir oppressée et immobile la vive et preste truite. les oiseaux, pris de vertige, tournoient sans discernement, dans une confusion bleuâtre, se trompent d'élément, pénètrent les vagues, d'où ils rejaillissent, si bien qu'on croit voir une hirondelle qui nage ou une ablette ailée. En ces matins d'octobre, l'absence de baigneurs rendait à la navigation industrieuse les bateliers tous enrôlés, en été, dans le service des sources ou du port mouvementé d'Evian-les- Bains. Des voiliers chargés de graviers, larges barques aux âgés croisées et bien ouvertes, dessinaient sur l'horizon, divisé par la ligne des montagnes, d'un bleu accentué, la forme d'un ange parcourant les flots. les balcons et les terrasses des villas empiétant sur l'espace semblaient aider l'homme à conquérir un peu plus de cet azur qui le tente, et parait le guider vers le bonheur.
Octobre, c'est le moment de la fenaison ; l'odeur du foin fauché qui jonchait les plaines et les coteaux était si dense, que, par une confusion des sens, cette vaste senteur semblait verte. Les cloches des troupeaux, que les sommets neigeux rendaient aux pâturages de la rive, emplissaient l'air d'un angélus pastoral. A l'heure du crépuscule, la troupe invisible des génies de l'air déployait avec plus d'empressement que ne le font les marchands d'Orient le tapis du soleil déclinant, qui dorait jusqu'à la couche secrète de l'onde.
L'intérieur de notre maison, les boiseries du vestibule, des escaliers et du salon, les tentures fleuries de bouquets tramés dans le chanvre, le piano verni où jouait ma mère, s'imprégnaient d'humidité combattue par des feux de bois, où éclataient en étincelles les vigoureuses pommes de pin ramassées sur les pelouses du jardin ventilé. Dans ces moments où l'asile humain lutte contre le turbulent automne, je compris pourquoi la demeure peut, en dépit de son aspect de tutélaire prison, rappeler si fortement la nature et en dispenser les baumes. Elle est née de l'arbre et conserve jusque dans ses humbles revêtements, réduits à nous rendre service, la moelle, l'essence, les fibres et la résine des forêts. De là ce parfum secret et insistant des logis, aussi radieux à l'odorat que la couleur l'est au regard. Si parfaites de transparence, de pureté, de bonheur sans inquiets désirs furent de telles journées de Savoie qu'elles devaient me servir de modèle définitif pour la figure du monde, selon mon choix.
Mon père, dissimulant sous un robuste entrain le regret que lui causait la séparation d'avec son jardin triomphal et d'avec sa famille, était rentré à Paris afin de conduire mon frère aîné, âgé de neuf ans, au collège. Ma mère, entourée de convives familiers, continuait de mener sa vie habituelle enveloppée de musique, soucieuse de visites à rendre aux châtelains du lac. Les uns étaient possesseurs de rudes bâtisses ayant la prétention d'avoir abrité les ducs de Savoie ou saint François de Sales, les autres se montraient vaniteux d'un manoir modeste où les blasons arrogants de la noblesse provinciale déroulaient de la cimaise aux poutres du plafond des chimères dardant une langue de feu. Habitations toutes exquises par le lierre, le buis géant, les vignes, les plates-bandes de calcéolaires et de bégonias, l'ombrage des noyers et des châtaigniers indifférents à la sécheresse casanière de l'arbre généalogique.
Soudain, la nouvelle d'une maladie subite de mon père se répandit dans notre maison. L'alarme, à la manière d'une tumeur assourdie, d'une anxiété brouillée et indéchiffrable, parvenait jusqu'à ma soeur et à moi. Les télégrammes, en ce temps-là peu rapides, arrivaient par le facteur, d'Evian à notre villa d'Amphion. Nos hôtes de l'été, qui occupaient la demeure, s'ingéniaient, nous le devinions en surprenant leurs conversations accompagnées de gestes emportés et négatifs, à rassurer ma mère. Ils lui tenaient ces ignorants propos dont le but est d'embarrasser et de contredire la révélation progressive de la vérité. L'annonce inquiétante faite à ma mère et à son entourage par les messages expédiés de Paris semblait se maintenir fièrement à leur hauteur, ne descendre que lentement et par lambeaux jusqu'aux petites filles placées au bas de la vie commençante.
Cependant, d'heure en heure, la gravité du mal. qui terrassait mon père augmentait. On nous abandonnait à notre curiosité triste, à nos suppositions sans paroles. La vie quotidienne de l'enfant, quand ne survient aucun événement, est parfois chose si morose, que le remuement causé par l'angoisse circulant dans la demeure pose devant son esprit une interrogation, un inconnu, et, j'ose le dire, une sorte d'espoir désespéré de changement qui l'agite, sans qu'il puisse définir son trouble. Oui, si le vent vif venu de loin, chargé de nouvelles angoissantes, était soudain retombé ; si le télégraphe, aux communications aériennes, rassuré enfin, s'était tu ; si le calme s'était rétabli trop vite, apportant la ponctualité inexorable des leçons, des repas, du coucher, j'eusse ressenti une déception, que l'âme, dans son besoin de surprises et d'aventures, redoute. Ce sentiment fugitif me traversait confusément, sans faire partie de moi-même, tandis que les gouvernantes, préoccupées et parlant à voix basse, nous laissaient user de la balançoire, allégeant notre sort des habituelles réprimandes, dont l'absence, cette fois, éveillait notre défiance.
On nous apprit brusquement que notre mère partait le soir même pour Paris, l'état de santé de mon père s'étant aggravé. La maison se vida de ses hôtes ; les femmes de chambre nous éloignaient du corridor en émoi, afin de transporter en hâte et librement, jusqu'aux casiers étalés des malles, les toilettes, la lingerie, tout le contenu des nombreuses armoires. Prête pour le départ, notre mère, au visage soudain immobile et consterné, ne nous fit pas d'adieux. Enfin, nous nous trouvâmes à l'heure du dîner, ma soeur et moi, dans une salle à manger froide, qu'on ne prit pas la peine d'éclairer suffisamment, et entourées de serviteurs sans contrainte, lesquels amenaient à leur suite, autour de nous, bien qu'à distance, les bateliers, les jardiniers de notre propriété sans surveillance. En un instant, nous fûmes assises à la table trop grande, seules, l'une en face de l'autre, à la place qu'occupaient nos parents. Ascension immédiate et poignante des petits êtres qui, tout à coup, succèdent, dans un espace désertique, à ceux qui dominaient, commandaient et protégeaient !
Au cours de ces réminiscences, je songe à la phrase poignante que Michelet nous rapporte de Luther. Revenant d'assister aux obsèques de son père, le violent réformateur se laissa tomber, silencieux et accablé, sur un siège où ses amis, anxieux, s'empressèrent autour de sa farouche détresse. Il les écarta de sa personne, scruta longtemps du regard ce gouffre invisible où s'était engloutie sa chair initiale, et, bien que dans la force de son âge, il prononça ces paroles amères, fit retentir cette plainte d'orphelin que plus rien derrière soi ne surplombe ni n'étaye : "Désormais, c'est moi le vieux Luther !"