24/03/2011

168. Le Livre de ma Vie, page 102 à 105.


Je dois au coeur de ma mère, bien que mon père fût généreux et bon, mais il aimait qu'on lui fût soumis, de ne me sentir séparée d'aucune créature, d'être soucieuse du besoin de toutes, de confondre leur vie avec la mienne. La tasse de thé que ma mère offrait à l'accordeur de piano avant de se servir elle-même, alors que, jeunes filles, nous assistions aux préparatifs d'une fête musicale promise pour la soirée, m'a enseigné la fraternelle amitié envers chaque humain. Ce sentiment puissant, porté par la logique, déesse insociable, me rend inapte à ce que l'on appelle la justice dans son sens sévère, c'est-à-dire dans ce triste et peut-être nécessaire oubli du nonchalant destin qui, négligemment, fait naître les mortels sous le signe de la rose ou sous celui de l'ortie. Aussi, quelque exaltation que me fasse ressentir la beauté morale et bien qu'ayant, dans l'enfance, poli d'amour en épelant l'épitaphe sacrée : "Passant va dire à Lacédémone que nous sommes ici, morts pour obéir à ses lois", la vertu ne m'inspire pas un sentiment de surprise émue ; je vénère et j'aime ceux qui en sont le lieu vivant, mais je les juge par elle récompensés, tandis que les coupables sont, à mes yeux, poignants par leur malchance irrévocable et désordonnée.
Les coupables, mot qui ne peut s'appliquer au coupable lui-même, mais à sa lente, séculaire, successive formation, à son aboutissement inévitable. Un homme tue, vole, manque à l'honneur, à l'observance des lois, mais depuis quand, depuis combien de temps ? Répondons bravement : depuis toujours, Prévu et incréé, il devenait ce pitoyable lui-même au cours des nombreux engendrements qui devaient aboutit à sa présence redoutable, hideuse, chétive, nuisible. Rien ne me parait plus pathétique que cette scène d'un roman de Dostoïewsky : dans un monastère de Russie, l'un des moines, doué de clairvoyance et distribuant ses bénédictions, aperçoit soudain, parmi les assistants, l'homme désigné pour la future violence ; alors il se trouble, réfléchit, le contemple, s'approche solennellement de celui qui est encore sans préméditation turbulente, et courbe son vieux corps, indemne de péchés, devant la créature qui naquit pour le malheur.
Etant enfants, ma soeur et moi, nous faisions presque chaque soir, en été, une promenade en voiture découverte, avec nos parents, sur la route d'Amphion à Thonon. Assises toutes deux sur le strapontin de la victoria, nous goûtions silencieusement le plaisir fortuit de nous trouver mêlées sans entraves aux douceurs bucoliques et comme jetées en travers du monde végétal.
Je pense que c'est dans ces instants-là que l'éblouissante nature s'empara définitivement de moi, m'envahit pour toujours, se concentra, en donnant à l'âme une extension infinie, dans un si petit être. Le temps n'a rien effacé en ma mémoire de la route en poussière blonde et chaude, des haies épineuses tressées de mûriers et d'églantiers, où les baies bleues du prunellier sauvage s'arrondissaient humblement sous l'aigrette aiguë et fanfaronne de l'épine-vinette en grains de corail. Ecoutant distraitement le pas monotone et résolu des chevaux, ma soeur et moi nous contemplions l'horizon que chaque seconde modifiait. Enveloppés des nuances vives et puis défaillantes et vaporeuses du crépuscule, apparaissaient les clochers des églises, pareils à des colombiers élancés, les maisons basses des villages, les peupliers feuillus de leurs racines au faite, les pampres traités contre la moisissure par une chimie heureuse, qui. les teintait du bleu des faïences persanes.
Sur le bord de la route se rangeaient, sous la direction benoîte d'un adolescent intrigué par notre passage, une multitude de petits porcs noirs, démons gaiement dessinés. Déjà comestibles à l'oeil, on eût voulu les arracher à leur destin inéluctable et succulent, ainsi que leur mère énorme, armoire ambulante qui les suivait et qui eût pu les recéler de nouveau. les cris d'un pourceau ligoté, mis à mort pour des agapes paysannes, et que j'entendis dans mes plus neuves années, m'avaient laissé l'atroce souvenir d'un crime laborieux, maladroit et cachottier. J'eus aussi de vifs chagrins pour le petit veau encore mol et crémeux, qu'un paysan traînait par une corde sur le chemin ou emportait au trot de sa charrette. « On le mène à l'abattoir », avait dit, la première fois, l'une de nos bonnes. Eperdue de douleur, je demandai à l'acheter. A présent encore, l'argent m'apparaît surtout comme un moyen de soustraire les créatures à leur sort redouté ; la fortune est, à mes yeux, l'auxiliaire de la compassion plus encore que du plaisir.
Parmi les plaines qui, aux côtés de la route d'Amphion à Thonon, étalaient des tons verts, cuivrés ou vermeils, selon la culture du sol, j'apercevais soudain, avec allégresse, une prairie que, par places seulement, des coquelicots capricieusement recouvraient : archipels de fleurs écarlates et sirupeuses, vivant là, en tribu, leur éphémère existence, de couleur triomphale.
Absorption de la Nature par tous les sens ; tressaillement en mon coeur de la poésie ; vague et total enveloppement de l'être par l'amour, dont j'avais ressenti le précis vertige dans notre chambre du chalet, lorsque le jeune matelot Alexis, soulevant de terre la petite fille que j'étais, l'embrassa sur la joue, d'une lèvre duvetée dont notre bonne allemande avait bien la connaissance, toutes ces sensations, bercées au rythme allègre de la victoria, montaient de mon rêve innocent vers les cieux de Savoie, me jetaient en eux et semblaient m'y fixer parmi la liquide palpitation des étoiles du soir.
Pendant ces promenades au crépuscule paisible, nous voyions, parfois, venir de loin un pauvre homme dépenaillé, soutenu et dirigé un peu brutalement par deux gendarmes savoyards aux bons visages lustrés. Le groupe aperçu à distance par moi, qui voyais aussi nettement l'amplitude de l'horizon que les délicates et fermes coutures de l'épi de blé et que le gonflement du col chantant d'un roitelet sur la branche d'un sapin évasée en panache d'écureuil, me causait une souffrance aiguë. je ne haïssais pas les gendarmes agrestes, dociles envers d'invisibles décrets, mais j'aimais leur prisonnier. Pauvre homme ivre, sans doute, ou triste indigent ayant dérobé quelque objet à l'étalage d'un bazar. L'avait- il voulu, ce méfait pour lequel il trébuchait entre deux étreintes énergiques, sur la route où périssait, aux yeux des passants, son maigre et modeste honneur ?