24/03/2011

167. Le Livre de ma Vie, page 90 à 93.

Edouard VII, prince de Galles
Lorsque j'eus quinze ans, je rencontrai une fois de plus Sully Prudhomme. Le maître bienveillant qui avait accueilli avec une allégresse abondamment épanchée mes poèmes d'enfant (en me priant néanmoins de ne point m'écarter du chemin ardu, classique) avait été convié avec moi dans la bibliothèque du Collège de France illustrée par Renan, qu'occupait, après lui, le savant, le gracieux Gaston Paris, notre hôte. je vis avec tristesse que le poète vieillissant, dont la foi avait tant défendu contre mes voeux de petite fille "la rime pour l'œil", se demandait à présent, avec la limpide anxiété qui composait tout son être, si ses efforts et ses laborieuses restrictions n'avaient point été vains ou nuisibles. Il n'était plus convaincu comme jadis que "blasphémer et aimer" constituassent une mélodie satisfaisante, tandis que "froid et effroi" ne se devaient pas confronter. La querelle de l'hiatus, se rapportant à "il y a et l'Iliade", l'un autorisé et l'autre interdit, perdait aussi de son importance à ses yeux azurés de fleur de bourrache qui va se fanant. Pareil, soudain, à son poignant poème stellaire sur la Grande Ourse où rêvent les pâtres de Chaldée, il douta de ce qu'il avait vénéré, et, soucieux, soumis encore, mais désormais sans joie, méditant le joug sous lequel pliaient ses moissons tardives, il "examina sa prière du soir". Hardiment, Gaston Paris, vieil homme juvénile en qui affluait avec permanence la vie printanière, prit mon parti contre son ami, victime d'un coeur où le scrupule et l'obéissance l'avaient emporté sur la féconde témérité. Et je bénissais l'érudit, le gardien des livres poudreux et des textes immuables qui accordait des droits d'expansion aux pétales bouclés de la jacinthe là où le noble Sully Prudhomme, poète et philosophe, mettait des carcans aux corolles.
Revenons à ces journées enfantines qui, chacune créatrice, nous apportent une neuve nourriture dont nous bénéficierons en notre esprit, en nos actes, en nos oeuvres futures. Edouard VII, alors prince de Galles, de passage à Lausanne, annonça, un jour d'automne, sa visite à Amphion. Une allégresse religieuse s'empara de nos bonnes anglaises, immédiatement extasiées comme une communauté monastique à l'heure de l'adoration.
La saison épanouie, à peine tachée par la rouille dentelant de secrets taillis, mais en ses élans visibles peinturée de pourpre et de feu comme les brugnons réputés des espaliers d'Amphion, accueillit dans un envolement de vent bleu et de feuilles colorées le prince courtois. Un thé superbe lui fut servi dans la salle à manger d'aspect simple et désuet, décorée de tableaux giboyeux, et dont les portes vitrées, ouvertes sur une portion parfaite du paysage, encadraient l'horizon liquide, la terrasse ombragée de palmes, où des chaises de jardin, rendues confortables par une élasticité métallique, brillaient d'un jaune vif qui les apparentait aux massifs des pelouses. Descendues des balcons, les vignes vierges car- minées de septembre se balançaient comme d'innocents serpents veloutés. De tous côtés se pressait contre les fenêtres allongées du chalet le peuple des fuchsias, arbustes aux fleurs violettes et purpurines, éclatées sur de longs pistils, et qui semblent de ténues danseuses aériennes.
Tandis que circulait autour de la table une volumineuse théière d'argent et que les « pain et beurre » chers à l'Angleterre diminuaient dans les plats de porcelaine (porcelaines fleuries, si fraîches au regard qu'elles sont les jardins intérieurs de nos maisons), ma mère vint me chercher et m'apporta fièrement au futur souverain. Je levai craintivement et furtivement les yeux sur ses deux jeunes fils, plus intéressants pour moi que le visage charnu, au bleu regard dilaté, du père. Le fils aîné, doté du nom poétique de duc de Clarence, me plaisait moins que le cadet. Dans la croyance où j'étais qu'il me faudrait un jour choisir l'un des deux pour époux - car ma mère, innocente et taquine, ne reçut jamais aucun homme, dans mon enfance, sans me demander gaiement si je voulais l'épouser (hantise de l'amoureux Orient !) - je restai plusieurs jours silencieuse, en proie à une prostration cruelle dans laquelle se débattaient les deux exigences rivales qui inspirent toutes les énergies : l'ambition et le sensuel attrait. C'est dans son sens le plus précis, mais le plus étroit, impersonnel et triste, que ma mère, amusée, avait offert à mon imagination le désir de régner ; et, sans doute, la transfiguration s'était-elle faite immédiatement en mon coeur, puisque je discernai un devoir dans une tâche si curieuse et située au sommet d'une solitude altière.