28/02/2010

086. Marcel Proust : "Les Eblouissements". 3

3/6. Dans un livre que j'aimerais écrire et qui s’appellerait les Six Jardins du paradis, le jardin de Madame de Noailles serait, entre tous, le plus naturel, si je puis dire le seul où ne règne que la nature, où ne pénètre que la poésie. Dans les autres la nature n'est pas toujours abordée directement par le sentiment, et la poésie même y est quelquefois atteinte - je suis loin d'ailleurs d'oser décider si c'est un défaut - par les biais de l'étude ou de la philosophie.[…] Car pour cet évolutionniste dans l'absolu - si l'on peut dire, - science, philosophie et morale sont sur le même plan, et l'horizon de bonheur et de vérité n'est pas un mirage résultant des lois de notre optique et de la perspective intellectuelles, mais le terme d'un idéal réel, dont nous nous rapprochons effectivement. […]
Fleurs de la terre, et aussi fleurs de l'eau, ces tendres nymphéas que Claude Monet a dépeints dans des toiles sublimes dont ce jardin – vraie transposition d'art plus encore que modèle de tableaux, tableau déjà exécuté à même la nature qui s'éclaire en dessous du regard d'un grand peintre) est comme une première et vivante esquisse, tout au moins la palette est déjà faite et délicieuse où les tons harmonieux sont préparés. Rien de pareil, nous l'avons vu, dans le jardin de Madame de Noailles. Il semble que ce soit en son honneur qu'Emerson ait composé le magnifique éloge :
« Pourquoi un amateur viendrait-il chercher le poète pour lui faire admirer une cascade ou un nuage doré, quand il ne peut ouvrir les yeux sans voir de la splendeur et de la grâce ? Combien est vain ce choix d'une étincelle éparse çà et là, quand la nécessité inhérente aux choses sème la rose de la beauté sur le front du chaos. O Poète, vrai seigneur de l'eau, de la terre, de l'air, dusses-tu traverser l'univers entier, tu ne parviendrais pas à trouver une chose sans poésie et sans beauté ».Cette puissance de son exaltation et de sa sensibilité poétiques, Madame de Noailles ne l'aperçut longtemps que projetée par elle-même sur les choses. Elle ne l'y reconnaissait point, elle l'appelait innocemment splendeur de l'univers. Maintenant elle en a pris directement conscience dans quelque surplus d'amour, encore inutilisé par les choses, qu'elle aura trouvé un jour dans son cœur. Elle est éblouie par le monde, dit-elle, mais elle rend feu pour feu aux clartés qu'il lui verse. Elle sait que la pensée n'est pas perdue dans l’univers mais que l'univers se représente au sein de la pensée. Elle dit au soleil : « Mon cœur est un jardin dont vous êtes la rose ». Elle sait qu'une idée profonde qui a enclos en elle l'espace et le temps n'est plus soumise à leur tyrannie et ne saurait finir
Un tel élan ne peut être arrêté tout court.
Ma tendresse pour vous dépassera mes jour»
Et ma tombe fermée !
La vue des tombeaux même ne fait que grandir son ardeur et sa joie, car elle croit voir, « ses pieds nus sur les tombe",
Un Éros souriant qui nourrit des colombes.