18/02/2010

037. Anna de Noailles à Amphion. 3


Le texte des messages 35, 36, 37 est extrait de l’ouvrage "Anna de Noailles, une amie de la princesse Edmond de Polignac" par Claude Mignot-Ogliastri, pages 35, 36, 37.
Fondation Singer-Polignac. Editions Méridiens Klincksieck .
ISBN 2-86563-150-8
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3/3. La ferme Duchêne servait d'annexe. Plus loin, le potager et le verger, les espaliers portant des brugnons réputés, la basse-cour :

Ah ! Je me souviens bien des bondissants effluves
De ce doux monde familier :
Odeur de plumes, d'eau, de fourrures, d'étuve,
De poussins tièdes et mouillés !

Dans le parc, on admirait une allée de rosiers bordée d'héliotropes, une pièce d'eau peuplée de carpes, un petit bois de sapins, thuyas, saules et ormeaux, surmonté d'un cyprès solitaire et, près du lac, des magnolias sur des pelouses où s'élevait une statue de Diane.
On voit encore la magnifique allée de platanes longeant la grève, le port, avec sa jetée de granit « enrichie de deux sphinx en bronze noir», qu'avait fait construire le prince de Brancovan. Fondateur et président de la Société Nautique d'Evian, il fit la célébrité de la station. Son yacht, le Romania, battait pavillon toute l'année, même par gros temps. L'été, la princesse de Noailles était la reine des régates. On s'embarquait pour visiter les Rothschild à Prégny, les La Rochefoucauld, les Talleyrand ; on fréquentait les Bartholoni à Coudrée, les Foras à Thuyset, les Maugny à Lausenette, le Dr Cottet d'Evian qui savait par cœur « La Maison du Berger», et les chers Girod dans leur domaine du Pré Curieux, mitoyen de Bassaraba.
On donnait des fêtes. Amenées par leurs bonnes à la porte vitrée du hall, les petites filles voyaient «ces déesses volumineuses sanglées dans le satin, les cheveux ceints d'une couronne de lierre ou de jasmins, chanter, aussitôt après le repas copieux, des mélodies accortes ou voluptueuses de Verdi, de Gounod, de Saint-Saëns» et, parmi les palmiers décorés d'orchidées, «ces sylphides énormes danser au son des valses de Strauss». On représentait comédies et tableaux vivants : «Je fus déguisée en minuscule Egyptienne, cependant que ma mère, imitant Cléopâtre, dirigeait vers son cœur un serpent de papier». Un soir, un prestidigitateur fit s'échapper de son chapeau des colombes, de sa manchette des flots de ruban, mais l'extase d'Anna fut changée en désespoir par une phrase cruelle de sa Fräulein : «Moi, j'étais mal placée, je n'ai rien vu ». « Je puis attacher à ce soir déchirant la naissance du sentiment qui a toujours troublé ma vie et que j'ai si souvent exprimé par ces mots : J'ai désiré de mourir pour cesser d'avoir pitié »La nature offrait ses joies plus sereines : promenades en barque, baignades« dans le lac "angélique et transparent" - les dames s'y élançaient à l'aurore « sous le pudique costume de bain, bleu marine, orné d'une ancre brodée au fil blanc - excursions dans le Bas-Chablais à dos d'âne ou dans un break, l'ombrelle à la main, pour « entreprendre, dans un bruit de grelots […] , l'ascension de quelque colline abrupte recélant un monastère où l'on vénérait François de Sales et Jeanne de Chantal. On évoquait Lamartine à Meillerie, Shelley et Byron à Ouchy, Lausanne, Clarens ou en visitant au château de Chillon la prison de Bonivard et ses redoutables appareils de supplice. Parfois, on traversait le lac jusqu'à Hermance, près de Genève, et on emmenait Anna, enfant timide mais observatrice, à Coppet au château de Mme de Staël.